Souvenez-vous, c’était il y a quelques mois, il faisait chaud et nous nous apprêtions à vivre un été caniculaire. Je vous promettais de vous présenter OLAF en soulignant qu’il ne s’agissait pas d’un de mes amis du nord mais de la traduction en schéma de l’état de mes réflexions sur les dispositifs d’apprentissage… d’une manière de les classer mais également de les démultiplier pour stimuler l’apprentissage organisationnel.
Un agenda un peu fou m’a empêché de procéder plus tôt aux présentations mais l’heure est venue. Il sera donc question dans cet article d’organisation apprenante et d’apprentissage organisationnel.
Cet article est empreint d’une conviction de plus en plus profondément instillée par @Katrin Naert lors d’une collaboration au profit du SPF Finances : l’un des rôles majeurs du (nommez-le comme vous voulez) chef/leader/manager/responsable/coordinateur est de créer des conditions propices à l’évolution continue des membres de son équipe. Une équipe me direz-vous ?
You said « team », I said what
L’organisation et l’équipe évoluent depuis ces dernières décennies pour recouvrir des réalités de plus en plus diffuses, différentes et plurielles.
Historiquement et dans l’imaginaire collectif, le concept d’équipe fait plutôt référence à :
- Un nombre limité et relativement stable d’individus ;
- Souvent concentrés en un même lieu ;
- Partageant une large partie de leur temps ;
- Présentant un grand nombre de caractéristiques communes et homogènes ;
- Disposant d’une mission à (au-moins) moyen terme ;
- Et dont les rôles sont stables, clairement définis et peu transversaux.
Si de nombreuses équipes ressemblent encore à ce portrait, d’autres :
- Voient leur composition changer régulièrement ;
- Intègrent des individus pour des durées plus ou moins courtes ;
- Sont constituées d’individus dont les statuts sont très différents ;
- Incluent des personnes qui sont parallèlement membres d’une ou de plusieurs autres équipes ;
- Ne partagent plus que rarement physiquement les mêmes temps et les mêmes lieux ;
- Se caractérisent par une diversité (âge, genre, statut, formation, métiers, expériences, cultures, …) croissante ;
- Définissent des rôles changeants, pluriels et constamment co-construits ;
- Font face à un environnement VUCA qui les contraint à revoir fréquemment leur mission ;
- Interagissent de plus souvent entre eux et avec leur environnement en mode numérique.
Un tas de configurations naviguent quelque part entre ces deux univers faisant aujourd’hui de l’équipe un terme polysémique recouvrant des réalités plurielles et mouvantes de plus en plus insaisissables.
Et bien que la technique semble tout simplifier et tout accélérer, le fait de ne plus être en même temps au même endroit peut conduire à :
- Moins d’appartenance, plus d’isolement et moins de face à face ce qui peut impacter l’enthousiasme et la qualité des communications ;
- Un rapport au temps différent et le sentiment de toujours « courir derrière », de toujours être en retard : là où une semaine était un délai normal pour une réponse par courrier, certains s’impatientent aujourd’hui s’ils n’ont pas leur réponse après quelques minutes ;
- Moins d’enthousiasme, moins d’implication, moins d’interactions : les conditions ne sont pas vraiment réunies pour co-créer, partager, innover. Des bonnes pratiques peuvent aujourd’hui ne pas essaimer et rester… au domicile d’un travailleur ;
- La raréfaction des moments conviviaux informels (la machine à café) qui supprime de nombreuses opportunités d’interactions et de résolution de problèmes souvent informels et inconscients.
Vivre, c’est apprendre
Pour paraphraser Watzlawick, je dirais que j’ai l’intime conviction qu’ “on ne peut pas ne pas apprendre”.
Il pourrait dès lors sembler surprenant voire trivial de parler d’apprentissage organisationnel tant il semble que l’apprentissage est inhérent à la vie et que donc, en organisation, en équipe, on apprend.
Trois questions restent toutefois posées (et je n’y répondrai pas ici : je vous laisse le soin de le faire pour votre organisation) :
- Dans quelle mesure y apprend-on de manière consciente, volontaire, collective, efficiente, fréquente et agréable ?
- Dans quelle mesure une part suffisante de cet apprentissage contribue à la performance organisationnelle ?
- Dans quelle mesure apprendre est-il « culturellement » valorisé et stimulé à tous les échelons de l’organisation ?
… et apprendre, c’est (sur)vivre
Outre les évolutions linéaires classiques, de plus en plus d’organisations sont aujourd’hui régulièrement confrontées à des transformations radicales et inattendues de leurs marchés/environnements/technologies/contextes légaux…
Peu d’organisations peuvent espérer (sur)vivre (et prospérer) si elles n’encouragent pas très explicitement l’identification, le partage, le développement et l’acquisition de plus en plus rapide des compétences en leur sein.
Learnability and learnagility
Comment apprendre (vite) dans des équipes qui ne partagent plus (forcément) les mêmes temps et les mêmes lieux ?
Learnability : the desire and ability to quickly grow and adapt one’s skill set in order to stay relevant and succeed.
Learnagility : building a learning mindset based on openness to change and supported by useful tools and frameworks to implement these changes in a highly responsive manner.
L’apprentissage est un phénomène à la fois individuel et social en constante accélération. Les compétences d’apprentissage des individus déterminent celles de l’organisation… et inversement.
Les organisations doivent dès lors développer la « learnabilty » de chacun de leurs membres et la « learnagility » de l’ensemble de l’organisation. La combinaison de ces deux compétences permet de réduire le temps d’acquisition des compétences (timetocompetency).
Je ne reviendrais pas ici sur les travaux (critiqués mais intéressants) de Carol Dweck. Je pars toutefois du principe que la « learnagility » exige un « growth mindset » individuel et collectif. Nonaka et Takeuchi soulignent d’ailleurs dans leur ouvrage la valeur ajoutée de la collaboration (versus la rivalité)
Comment apprenons-nous ?
Nonaka et Takeuchi et leur spirale de l’apprentissage permettent de tisser des liens entre rapports aux temps et aux espaces dans les organisations et modalités d’apprentissage. Nous verrons ainsi la variété potentielle des expériences et dispositifs d’apprentissage qui s’offrent aujourd’hui à celles et ceux qui veulent en tirer profit.
Selon Ikujiro Nonaka et Hirotaka Takeuchi (The knowledge-creating company », 1995), les connaissances naissent d’interactions entre tacite et explicite.
Ils parlent d’explicite lorsque l’information est clairement affichée, exprimée et expliquée. Par exemple, un manuel d’utilisation, un dossier, … sont explicites. Ils soulignent toutefois que les connaissances explicites ne sont que la partie émergée d’un iceberg de connaissances.
Ils parlent par ailleurs d’implicite pour qualifier ce qui n’est pas clairement affiché, énoncé, ce qui n’est pas formalisé. Ces informations sont plus difficilement transmissibles, mais elles le restent. Par exemple, l’expérience est implicite, les tours de main et secrets de métiers sont des connaissances implicites. Ils sont transmissibles verbalement ou par mimétisme (j’observe et je reproduis), mais difficilement par écrit.
Une spirale en 4 phases
Dans l’entreprise, la connaissance s’accumule et donne lieu à un mouvement perpétuel de combinaison, d’internalisation, de socialisation et d’externalisation : la spirale des connaissances.
Tout commence par des connaissances tacites qui s’échangent en silence (en regardant faire l’autre, en l’imitant ou en agissant avec lui). Une partie seulement de ces connaissances tacites peut ensuite être convertie en connaissances explicites, à la suite d’un effort de conceptualisation. Ces connaissances explicites sont ensuite combinées entre elles. Certaines sont intériorisées à tel point qu’elles redeviennent tacites et constituent l’amorce d’un nouveau cycle de conversion. Notons qu’à leurs yeux (et à l’époque de la publication de leur ouvrage), les entreprises occidentales se concentrent sur les phases de conceptualisation et de combinaison, alors que les entreprises japonaises n’en négligent aucune.
Nous reprenons ici une représentation un peu ultérieure et élargie de leur spirale qui présente l’avantage de proposer les niveaux auxquels se jouent essentiellement (ou devraient se jouer) les différentes phases de la spirale.
On apprend toujours seul, mais jamais sans les autres. Philippe Carré
Source : I. Nonaka, N. Konno (1998) – The concept of ba : building a foundation for knowledge creation
Comment optimiser et amplifier le fonctionnement de cette spirale ?
Cinq leviers permettent d’amplifier le fonctionnement de la spirale.
Premier levier : une vision claire et partagée du futur.
Petite anecdote : il y a quelques temps, j’ai été contacté par une entreprise qui me demandait de rédiger les « Missions – Vision – Valeurs » d’un de leurs départements et qui était étonnée que je propose d’en faire un travail collectif impliquant tout le personnel du département.
Deuxième levier : le développement de l’autonomie des individus et des équipes qui, lorsqu’elles mènent un projet à bien, disposent de toute latitude pour le piloter. Ce développement de l’autonomie passe par une montée en compétences et en pouvoir décisionnel (empowerment) de chacun dans l’organisation.
L’organisation apprenante est donc une organisation où la vision est claire et au sein de laquelle le leadership est adéquatement partagé.
Troisième levier : ne jamais rien considérer comme acquis et être conscient que tout peut changer du jour au lendemain.
Dès lors, développer l’agilité et ne pas sombrer dans la bureaucratie. Il y a aura donc un équilibre à trouver entre formalisation des connaissances et flexibilité. Nonaka et Takeuchi, comme Kotter, parlent parfois de la création d’un sentiment de crise. Attention : la crise est parfois contre-productive parce qu’un stress trop important impacte négativement les capacités d’apprentissage de certains individus.
Quatrième levier : favoriser la redondance des activités et la polyvalence des équipes. En évitant l’hyperspécialisation, en changeant de fonction, en élargissant sa compréhension des enjeux et des métiers, en interagissant avec de plus en plus de personnes, on multiplie les opportunités d’apprentissage. Il va de soi que cette multiplication des interactions peut être facilitée ou compliquée par les lieux de travail. Pour tirer profit de ce quatrième levier, il nous semble indispensable de le combiner au cinquième. La multiplication des activités et des contextes est aujourd’hui souvent présente … Manque le temps.
Cinquième levier : perdre du temps pour créer. IBM et Yahoo ont récemment remis en question leur rapport au travail à domicile qu’ils pratiquaient massivement depuis des années. Si les recherches montrent que celui-ci accroit le rendement de chacun, force est de constater que ce critère n’est plus aussi déterminant pour la performance des entreprises et que c’est bien plus la créativité qui est moteur de performance entrepreneuriale et économique. Chaque employé de Google rapporte ainsi bien plus que les employés d’IBM et de Yahoo. En passant du temps ensemble dans des lieux de travail attrayants, les employés de Google développent de nouveaux savoirs et de nouveaux outils et contribuent à la réinvention permanente de leur organisation. Dans l’économie du savoir, l’entreprise gagnante n’est pas celle dont les employés produisent le plus mais celle dont les employés créent le plus (utilement). Les phénomènes qui contribuent au partage et à la création de connaissances (observer, faire, dialoguer, formaliser, …) prennent du temps… mais l’investissement est rentable !
Des consultants en informatique m’indiquaient récemment qu’ils devaient facturer1800 heures par an aux clients… Il reste alors peu de temps à consacrer à l’apprentissage autrement qu’on the job. Et chez vous, quel temps est consacré à l’apprentissage ?
L’apprentissage est un phénomène paradoxal puisqu’il est à la fois très individuel (personne ne peut apprendre à votre place) et très social (la confrontation de nos savoirs avec ceux des autres, le dialogue avec eux stimule l’apprentissage).
L’apprentissage est donc un phénomène à responsabilité partagée qui, au sein des équipes et des organisations devra, pour être efficace, prévoir des dispositifs aux niveaux :
– Individuel :
– Interpersonnel :
– Collectif et organisationnel :
Les équipes actuelles étant susceptibles d’avoir un rapport à l’espace et au temps différents, les dispositifs d’apprentissage, outre ces quatre niveaux, se doivent de couvrir tout le spectre du physique au numérique, du synchrone à l’asynchrone. Gérer l’apprentissage en organisation n’a donc jamais été si difficile (pour les uns), si riche (pour les autres) puisque les opportunités et dispositifs d’apprentissage se multiplient… en se complexifiant.
En croisant ces différentes dimensions, nous pouvons construire un cadre permettant de structurer les activités d’apprentissage dans les organisations : the Organizational Learning Activities Framework (OLAF) – Cadre des activités d’apprentissage organisationnel (CA2O).
A chacune de ces cases correspondront des opportunités d’apprentissage, des occasions de démultiplier l’apprentissage au sein de l’organisation, des dispositifs.
La possibilité existe ainsi de classer les activités existantes mais également (et surtout ?) d’en imaginer d’autres et de démultiplier l’impact de certaines (une conférence en salle : case 3, la même simultanément en live streaming dans une autre salle : 6, la même en live streaming devant son PC : 7, la même en streaming différé regardée individuellement : 10…) ;
Consume, contribute, create, connect : les 4 C d’Isabel De Clercq.
Toutes les propositions qui précèdent constituent des exemples de « consommation » de savoir. Si nous croisons ce cadre avec les 4C (Consume, Contribute, Create and Connect) que nous propose Isabel De Clercq (www.connectsharelead.com), nous pouvons également classer et imaginer des activités qui permettent de contribuer à l’intelligence collective, des activités de création de savoirs, des activités qui connectent les individus et leurs compétences.
A chacun d’entre nous dès lors de compléter ce tableau et d’exploiter au mieux les différents dispositifs et technologies d’apprentissage : bien pensés, bien exploités, bien combinés, ils peuvent avoir un effet démultiplicateur sur les apprentissages et se compléter mutuellement. Outre leurs effets sur les apprentissages, ils sont par ailleurs susceptibles de stimuler à la fois l’estime d’eux-mêmes des membres de l’équipe (dont les compétences sont valorisées, mises en avant) et la collaboration (en incitant chacun à identifier les compétences des autres, à poser des questions via le réseau social interne, …).
- Si vous placez les dispositifs d’apprentissage existant dans votre organisation dans cette « armoire », quels tiroirs sont remplis ?
- Dans quelle mesure certains dispositifs peuvent-ils moyennant adaptation occuper un autre tiroir (filmer une conférence et la mettre en ligne, …) ?
- Quels tiroirs sont vides ou moins garnis ?
- Qu’est-ce que cela dit de votre organisation et de sa culture ? De son rapport à l’apprentissage ?
Apprendre ? Communiquer ? Collaborer ? Et si ces trois termes étaient plus proches qu’il n’y parait…
En paraphrasant Watzlawick comme je l’ai fait plus haut (On ne peut pas ne pas apprendre), je me suis fait la réflexion que les phénomènes de communication et d’apprentissage avaient sans nul doute beaucoup en commun à un point tel que j’ai même choisi de proposer quelques « axiomes de l’apprentissage ».
1. On ne peut pas ne pas apprendre…
Quoique vous fassiez, votre comportement peut être source d’apprentissage (qu’il soit ou non intentionnel). Et cet apprentissage (pertinent ou erroné, conscient ou non, utile ou non) constitue dès ce moment un élément (plus ou moins important) susceptible d’enrichir la relation qui vous unit aux autres membres de l’équipe et de l’organisation.
2. Tout apprentissage s’inscrit dans une relation… qui l’influence(ra) et qu’il influence(ra).
L’apprentissage est à la fois révélateur et générateur de relations : apprendre, c’est (disposer d’une opportunité de) redéfinir la relation à soi et les relations aux autres et à l’organisation.
Le philosophe français Michel Foucault rappelle qu’il existe un plaisir intrinsèque au savoir. Or, parfois les organisations réussissent l’exploit de rendre savoir et apprentissage désagréables et indigestes. Nous sommes convaincus que ce qui s’exprime alors, c’est bien plus la dimension relationnelle et organisationnelle que le rapport à l’apprentissage. Le succès (ou l’échec) des phénomènes d’apprentissage organisationnel sera largement dépendant des relations au sein de l’équipe et de l’organisation.
3. L’apprentissage est à la fois individuel et social, réflexif et actif, implicite et explicite.
Les organisations doivent donc relever le défi de l’apprentissage et de la collaboration et ces deux défis vont tellement de pair qu’ils me semblent parfois qu’ils peuvent se confondre : collaborer c’est apprendre ! Les mécanismes de l’apprentissage (faire, écrire et dire, réfléchir, combiner…) demandent du temps qu’il faut donner au sein des organisations : ces temps sont les plus importants leviers de performance individuelle et collective et donc de pérennité de l’organisation.
Apprendre, communiquer, collaborer : trois termes qui dans une organisation efficace se superposent de plus en plus jusqu’à parfois devenir de quasi synonymes.
Forget the tools… It’s all about culture…
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