Empathie responsable… J’avais il y a quelques temps posté un message LinkedIn dans lequel je faisais état de ce qui m’avait traversé l’esprit juste avant de me lever, alors que le cerveau hésitait entre somme et veille. Mes pérégrinations mentales semi-conscientes m’avaient amenées de « en partie responsable » à « empathie responsable » sur lequel je m’étais arrêté tant le concept me semblait mériter qu’on y réfléchisse.
Longtemps portée aux nues, l’empathie a fait ces dernières années l’objet de nombreuses discussions sémantiques et il est aujourd’hui de bon ton de la vouer aux gémonies pour lui préférer la compassion en utilisant entre autres des arguments issus de l’imagerie cérébrale.
Ce faisant, il me semble que l’on court le risque de passer à côté de l’essentiel et de noyer le bébé dans l’eau du bain (ce qui est pire que de le jeter avec …).
Il me faut tout d’abord préciser ici que je ne revendique aucune expertise en matière d’imagerie cérébrale, de psychologie ou de bouddhisme (que ceux qui ne comprennent pas ici ce que le bouddhisme vient faire dans cette galère se rassurent, je vais brièvement l’expliquer). Mieux encore, je revendique ma totale incompétence en la matière et c’est fièrement drapé de cette incompétence que je m’exprime !
Les discussions d’experts, si elles sont intéressantes, légitimes, riches, pertinentes et utiles …aux experts ont parfois des effets délétères sur Monsieur et Madame Toutlemonde lorsqu’on les rencontre en formation.
Empathie ou compassion ?
Mais sur quoi porte donc ce débat et comment le trancher quand, comme moi, on est incompétent et qu’on parle pourtant d’empathie avec conviction au-moins une fois par semaine ?
9 fois sur dix, quand je demande à mes participants ce qu’est l’empathie, ils me disent que c’est la capacité de « se mettre à la place de l’autre
Je leur sers alors régulièrement la citation prêtée à Lacan : mais si vous vous mettez à la place de l’autre, où se met-il lui ? Et c’est bien le cœur du débat. Il s’agit moins de se mettre à sa place que de comprendre à quelle place il est, ce qu’il en pense et ce que cela lui fait.
Derrière une apparente simplicité, se cache en effet un concept d’empathie un tantinet plus complexe qu’il y paraît dont les enjeux pour nous, pour autrui, voire pour … le monde sont loin d’être négligeables.
Sur quoi porte le débat et quels en sont les acteurs ?
Il me semble que l’objet du débat est triple :
- un objet sémantique : de quoi parle-t-on quand on parle d’empathie ?
- un autre objet a trait aux effets négatifs de l’empathie sur (la santé de) celui qui la met en œuvre ;
- le troisième objet concerne le fait que l’empathie est ou non un levier d’action altruiste efficace.
Quant aux acteurs du débat, s’ils sont nombreux, j’en retiendrais quatre en soulignant à quel point je considère leurs apports respectifs intéressants et enrichissants. Loin de moi l’idée de les opposer donc. Je vais plutôt m’efforcer de mettre côte à côte les réflexions de :
- Carl Rogers parce qu’on lui doit la popularisation du terme dans son acception la plus communément admise … jusqu’à ces dernières années,
- Paul Bloom, auteur de « against empathy – The case for rational compassion » parce qu’il s’amuse des effets produits par son plaidoyer (pas si) contre l’empathie (qu’il en a l’air),
- Mathieu Ricard, scientifique et moine bouddhiste que cite d’ailleurs Paul Bloom et qu’il ne faut pas présenter ;
- Serge Tisseron, autre auteur bien connu qui a rédigé un intéressant article en réponse aux propos de Mathieu Ricard.
Commençons par Carl Rogers qui est la figure de proue de cette conception de l’empathie qu’il définissait ainsi :
« être empathique, c’est percevoir le cadre de référence interne d’autrui aussi précisément que possible et avec les composants émotionnels et les significations qui lui appartiennent comme si l’on était cette personne, mais sans jamais perdre de vue la condition du « comme si » ».
L’empathie rogerienne est donc une attitude qui vise à appréhender le monde de l’autre (ses pensées et ses émotions) tout en étant conscient d’être une personne distincte et en étant dès lors pas affecté par le vécu de l’autre au point d’en perdre sa capacité de réflexion et d’action. Cette définition inclut à la fois comme on peut le lire ce que la recherche actuelle qualifie d’empathie cognitive (les pensées) et d’empathie émotionnelle (le ressenti).
Paul Bloom opte quant à lui explicitement et consciemment pour une définition quelque peu différente lorsqu’il rédige son livre au titre un tantinet provocateur : « against empathy ». Il s’en tient à une définition concernant (quasi) uniquement l’empathie émotionnelle. Il s’agit donc pour lui de la capacité à comprendre ce que ressent l’autre… qui, si elle n’est pas régulée par les fonctions cognitives, peut conduire à une contagion émotionnelle. Je ressens ce que ressent l’autre et j’en suis moi aussi affecté. Qui plus est, des recherches montrent que cette capacité d’empathie émotionnelle a tendance à se manifester plus pour ceux qui nous sont proches que pour ceux qui diffèrent de nous ou nous sont éloignés.
Risque de fatigue empathique (s’épuiser à aider les autres) et expression de l’empathie à géométrie variable (beaucoup pour mes proches, moins pour les autres) : on comprend que Paul Bloom n’en soit pas fan …
Le problème, c’est qu’il appelle empathie ce que de nombreux autres auteurs appellent … sympathie.
Confusion
Et il me semble que c’est aussi de cette confusion, de ce choix différent de ce que recouvre un même terme, que discutent Serge Tisseron et Mathieu Ricard, le second arguant à l’instar de Paul Bloom que l’empathie, c’est mal tandis que la compassion c’est bien. Serge Tisseron lui rappelle quant à lui que l’une est une condition de l’autre (voir les liens vers leurs propos en fin d’article).
Toutes ces discussions qui seraient auparavant restées dans les cénacles académiques sont aujourd’hui portées sur la (gigantesque) place publique qu’est Internet et cela en amplifie bien évidemment les effets. J’ai le sentiment, je l’ai dit, que, si elles ne sont pas vaines, elles relèvent plus de la sémantique que de réelles divergences de vue.
Ces auteurs collent, me semble-t-il, des étiquettes différentes sur un produit largement semblable. Il me semble que tous valorisent l’attitude qui consiste à « être capable d’appréhender à la fois l’univers cognitif de l’autre et son univers émotionnel tout en veillant à ne pas subir de contagion émotionnelle. Elle permet de garder sa lucidité et sa capacité d’être « éventuellement » utile à autrui ». Bref, je comprends ce que tu ressens, ce que tu penses mais je ne pense pas la même chose, je ne ressens pas la même chose, et si c’est nécessaire et pertinent, je peux t’aider » …
Qu’ensuite on appelle cela « empathie » comme le faisait Rogers ou « compassion » comme on le fait chez les Bouddhistes (la tradition qui inspire Mathieu Ricard) m’est largement indifférent. Il « suffit » que celui qui la met en œuvre soit conscient des avantages mais aussi des risques de cette attitude et qu’il se prémunisse des seconds.
L’empathie bien comprise (que je suis maintenant tenté de qualifier d’empathie responsable) n’a donc rien d’égoïste et est à mes yeux la sœur jumelle de la compassion telle que la définit Mathieu Ricard.
Pour aller plus loin
Je me permets par ailleurs de vous inciter à lire l’article de Simon Edith (voir ci-dessous) qui cite Forsyth et les caractéristiques de cet état qu’elle nomme empathie. Retenons ici que l’empathie :
- a lieu en état de conscience.
- sous-entend la relation.
- signifie la validation de l’expérience.
- a des dimensions temporelles limitées à l’instant présent.
- comporte différents degrés et nécessite de l’énergie
- implique l’objectivité.
- exige d’être exempt d’un jugement de valeur ou d’une évaluation
Cette notion de conscience (je suis presque tenté de pousser le bouchon jusqu’à parler d’une empathie choisie plutôt que subie), me semble centrale dans ce débat. Je choisis d’être empathique, j’en suis conscient et je me prémunis donc contre les dangers de l’exercice (fatigue empathique et empathie privilégiant l’intérêt particulier parfois au détriment d’un intérêt holistique et systémique plus important). Une empathie responsable donc (on revient à mes pérégrinations mentales matinales).
Quoiqu’il en soit, que vous compatissiez ou que vous soyez empathique, prenez soin de vous et des autres en cette nouvelle année !
Pour prolonger la réflexion…
Simon Edith, « Processus de conceptualisation d’ » empathie » », Recherche en soins infirmiers, 3/2009 (N° 98), p. 28-31. URL : http://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2009-3-page-28.htm
http://www.liberation.fr/debats/2016/09/25/a-la-recherche-de-l-empathie-perdue_1510028
http://www.huffingtonpost.fr/serge-tisseron/lerreur-de-matthieu-ricard_b_9343194.html
http://www.diasporiques.org/Berthoz_29.pdf
https://www.amazon.com/Against-Empathy-Case-Rational-Compassion/dp/0062339338
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